Il y avait autrefois dans l'île de la Cité, à peu de distance de la cathédrale de Paris, une petite église placée sous l'invocation de saint Jean-le-Rond, et dont il ne reste plus trace aujourd'hui.
Le 27 novembre 1717, à l'aube du jour, quelques ouvriers passant devant cette église, aperçurent sur une marche du perron un enfant nouveau-né dont les vagissements avaient d'abord attiré leur attention. Ils s'empressèrent de le relever et le portèrent presque mourant chez le comissaire de police du quartier. Ce magistrat trouva l'enfant si chétif qu'il ne voulut point l'envoyer à l'hospice des Enfants-Trouvés, où il ne pensait pas qu'on pût lui donner les soins attentifs qu'exigeait une santé si délicate. Il préféra le remettre à une femme de voisinage, dont les bons sentiments et la moralité lui étaient connus. Le mari de cette femme exerçait l'humble profession de vitrier; elle-même contribuait par son travail à entretenir dans le petit ménage cette aisance relative qui est, pour les gens du peuple, la récompense d'une conduite régulière et d'une stricte économie; c'étaient, en un mot, ce qu'on nomme de braves gens; de plus ils n'avaient point d'enfants, bien qu'ils en eussent toujours désiré. Ils reçurent donc avec bonheur le dépôt qui leur était confié, et l'événement prouva, d'une part, que le pauvre petit ne pouvait être placé en de meilleures mains; d'autre part, qu'en se chargeant de lui ils avaient fait une bonne affaire en même temps qu'une bonne action.
L'enfant fut appelé Jean Le Rond, en souvenir du lieu où il avait été exposé; il ajouta plus tard à ce nom celui de D'Alembert, sous lequel il s'est rendu célèbre. Nous ne lèverons point ici le voile dont ses parents voulurent couvrir sa naissance, et nous épargnerons à leur nom, vis-àvis de nos jeunes lecteurs, l'opprobre qu'ils encoururent en se déchargeant d'un devoir aussi doux que sacré pour les âmes honnêtes. D'ailleurs, il faut ajouter que, le père au moins, n'abandonna pas complètement l'enfant auquel ayant donné le jour, il refusait de donner son nom. Il s'inquièta de savoir par qui l'orphelin avait été recueilli, et il lui assura une pension annuelle de douze cents livres, somme alors suffisante pour mettre un homme à l'abri des privations.
Quant à la mère de Jean Le Rond, elle ne voulut en rien s'occuper de lui jusqu'à ce qu'il fût devenu un homme illustre; alors seulement elle regretta de ne pouvoir se dire sa mère; elle chercha à l'attirer vers elle et à le séduire par des offres indirectes; mais ce fut en vain. D'Alembert ne se méprit point sur la valeur des sentiments qui inspiraient à cette femme de tardifs repentirs; il repoussa des avances dont les seuls mobiles étaient l'égoïsme et l'orgueil, et ne voulut jamais reconnaître d'autre mère que celle qui seule en effet l'avait été réellement, la femme du pauvre artisan. Il demeura près d'elle jusqu'à l'âge de quarante ans, l'entourant sans cesse des plus tendres égards; et lorsque, sur l'injonction des médecins, il dut quitter son humble asile pour prendre un logement pus vaste et plus salubre, n'ayant pu décider l'excellente femme à le suivre, il n'en continua pas moins de prodiguer à la vieillesse infirme de sa nourrice les soins qu'elle avait eus pour son enfance orpheline. Tant qu'elle vécut, il vint la voir régulièrement deux fois par semaine, afin de s'assurer par ses yeux que rien ne lui manquait, de chercher à deviner ce qui pourrait rendre plus douce la fin d'une vie sur laquelle sa reconnaissance avait répandu l'aisance et le bonheur.
A l'âge de quatre ans, d'Alembert fut mis dans une pension. Il en avait dix lorsque ses maîtres déclarèrent qu'ils n'avaient plus rien à lui apprendre. On le laissa néanmoins entre leurs mains pendant deux années encore, et ce ne fût qu'à douze ans qu'il entra au collège des Quatre-nations.
Les directeurs de cet établissement appartenaient au parti janséniste. Ils furent bientôt émerveillés des étonnantes dispositions de leur élève. Dans la première année de son cours de philosophie, le jeune écolier composa, sur l'Epître de saint Paul aux Romains, un commentaire qui leur fit concevoir pour son avenir les plus brillantes espérances. Ils crurent, dit Condorcet, avoir découvert en lui un autre Pascal, un génie privilégié qui, comme l'auteur des Provinciales, serait un jour la gloire de leur parti et prêterait de nouveau à leurs doctrines le secours d'une éloquence sans rivale. Pleins de cette idée et voulant que d'Alembert pût en toute chose être comparé à son immense devancier, ils s'avisèrent de lui faire étudier la physique et les mathématiques. L'analogie, ils ne tardèrent pas à le reconnaître, était encore plus complète qu'ils ne l'avaient cru. En effet, d'Alembert n'eut pas plus tôt entre les mains des livres de mathématiques qu'il montra pour cette étude un goût et une facilité bien plus qu'extraordinaires encore que pour la philosophie et la littérature, qu'il négligea dès lors singulièrement au grand regret de ses professeurs.
Ceux-ci essayèrent de défaire ce qu'ils avaient fait, de persuader au jeune homme que les sciences exactes dessèchent le coeur et de le ramener à son point de départ; mais toutes leurs exhortations ne purent rien contre le penchant irrésistible qui entraînait d'Alembert vers les spéculations abstraites. Force leur fut de céder, et ils durent se consoler de leurs illusions perdues en voyant les progrès rapides de leur élève dans cette nouvelle voie, qui devait le conduire à être non l'organe d'une secte, mais un homme vraiment utile, un des flambeaux de la science. Aussi bien s'en fallait-il de beaucoup que ses premières études littéraires eussent été stériles. Car s'il fut un des plus grands mathématiciens de son temps, il prit aussi parmi les gens de lettres un rang distingué.
L'Académie française non-seulement l'admit dans son sein, mais encore le nomma son secrétaire perpétuel; plusieurs de ses écrits sont demeurés comme des oeuvres qui eussent suffi à immortaliser tout autre nom que le sien. En un mot, il mérite d'être mis au nombre de ces esprits presque universitaires auxquels la gloire ne pouvait échapper, quelque chemin qu'ils prissent pour l'atteindre, et chez qui l'on trouve réunis tous les talents qui élèvent un homme au-dessus du vulgaire et lui donnent le droit de léguer son nom à l'histoire.
En sortant du collège, d'Alembert rentra chez sa mère adoptive, et y continua ses travaux malgré le peu d'encouragements que lui donnait la bonne femme. Chaque fois qu'il lui faisait part de quelque nouveau succès, qu'il lui parlait de ses ouvrages et de ses découvertes: "Vous ne serez jamais qu'un philosophe, lui disait-elle; et qu'est ce qu'un philosophe? c'est un fou qui se tourmente pendant sa vie pour qu'on parle de lui quand il n'y sera plus." Elle ne se doutait point qu'elle-même philosophait en faisant ainsi la satyre des philosophes!...
D'Alembert, on le pense bien, ne faisait que sourire de ces boutades, fort communes de la part des gens ignorants, habitués à vivre soit de leur industrie, soit du travail de leurs mains, et pour qui tout travail dont le fruit n'est pas un produit matériel est réputé stérile. Il n'en continuait pas moins de se livrer avec ardeur à ses occupations favorites, ne se souciait ni des places ni des honneurs. Son modeste revenu de douze cents livres suffisait à ses besoins, et il se fût trouvé avec cela l'homme le plus riche du monde, s'il n'eût été obligé de se restreindre beaucoup dans le seul luxe dont il se souciât, celui d'une bibliothèque bien garnie. Ne pouvant acheter tous les livres qu'il voulait lire, il dut recourir aux bibliothèques publiques, où il n'en pouvait encore consulter que quelques-uns à la fois. Mais cette privation fut pour lui, comme elle avait été pour Pascal, une occasion de déployer la puissance de son génie. Une fois en possession des premiers rudiments, il devina tout ce qui s'ensuivait, et chaque découverte qu'il faisait lui causait une vive satisfaction, bientôt suivie de désappointement; car à mesure qu'il avançait dans ses lectures, il s'apercevait que ses découvertes n'en étaient réellement que pour lui, ayant déja été faites par d'autres et n'étant rien moins que nouvelles.
Il marcha ainsi quelques temps de déception en déception, sans toutefois se décourager, et redoublant au contraire d'application, pressé qu'il était d'arriver au dernier terme des connaissances alors acquises et de s'élever à des conceptions dont la priorité ne pût lui être disputée par personne.
Cependant ses amis lui firent entendre que ses douze cents livres de rente n'étaient pas une fortune, ni ses études mathématiques une profession; qu'il devait, dans l'intérêt même de ses goûts et de ses aspirations, se créer des ressources moins restreintes, et pour cela se choisir un état. En conséquence il se mit, non sans quelque répugnance, à éudier les lois, et prit le grade d'avocat; mais tout aussitôt il renonça à suivre cette carrière et préféra la médecine, comme mieux en rapport avec les tendances naturelles de son esprit.
Ayant pris cette fois ue belle résolution de persévérer jusqu'au bout, il déposa tous ses livres de mathématiques chez un de ses amis, qui ne devait les lui rendre que quand il serait reçu docteur. Vaine précaution. En se défaisant de ses livres, il ne s'était point défait de son génie, qui le ramenait sans cesse invinciblement à ses premières spéculations. Voyant bien qu'il ne pouvait le vaincre tout à fait, même temporairement, il essaya de compter avec ce tyran, de lui faire sa part, en consacrant aux mathématiques quelques heures seulement chaque jour, en manière de récréation. Pour cela il redemanda à son ami un volume d'abord, puis un autre, et ainsi de suite; si bien qu'en peu de temps, rentré en possesion de tous se livres, il négligea et oublia tout à fait ceux qui traitaient de médecine: c'en était fait: la lutte était impossible contre un penchant aussi décidé. D'Alembert y renonça et, quoi qu'il en dût advenir, s'abandonna tout en entier à l'irrésistible entrainement de sa vocation. Il n'eut pas lieu de s'en repentir.
Le premier bénéfice qu'il en éprouva fut le contentement qui remplissait sa vie. En s'éveillant le matin, comme il l'a lui-même raconté, il songeait avec bonheur à ses études de la veille, qu'il allait continuer dans la journée; si ses pensées étaient par moment distraites de cet objet, c'était pour caresser la perspective du plaisir qu'il aurait le soir au spectacle; et là, pendant les entr'actes, il rêvait encore à ses travaux du lendemain. En outre de cette satisfaction intime qui est la plus douce et la plus pure récompense du travail, il ne tarda pas à goûter celle bien légitime que réserve aux hommes utiles la reconnaissance de la patrie. Quelques mémoires écrits par lui dans les années 1739 et 1740, et les corrections fort judicieuses qu'il fit à l'Analyse démontrée de Reynau, ouvrage alors très estimé, lui ouvrirent, en 1741, les portes de l'Académie des sciences. Il avait alors vingt-quatre ans.
De cette époque date le commencement de la brillante carrière qui l'a rangé parmi les représentants les plus justement célèbres de la science au dix-huitième siècle. En 1743, il fit paraître son Traité de dynamique, dans lequel il donnait pour base à cette partie de la mécanique le principe auquel son nom est resté attaché. Les déductions qu'il sut tirer de cette nouvelle et féconde source des découvertes analytiques se succédèrent rapidement.
En 1744, il publia son Traité sur l'équilibre et le mouvement des fluides, et en 1746, ses Réflexions sur la cause générale des vents. De ces deux ouvrages, le second fut couronné par l'Académie de Berlin; l'autre contient les première équations générales qui aient été données du mouvement des fluides et le premier usage qui était été fait du calcul différentiel. En 1747, il présenta à l'Académie la première solution des problèmes relatifs aux vibrations des cordes et à celle d'une colonne d'air. En 1749, il en fit autant pour la précession des équinoxes et pour la mutation de l'axe de la terre. Cette dernière théorie venait d'être découverte d'un autre côté par le mathématicien anglais Bredley. En 1752, il concourut pour le prix proposé par l'Académie de Berlin, et dont le sujet était le problème de la Résitance des fluides...Son Essai sur cette question n'obtint point le prix, qui fut adjugé au célèbre Euler, le seul rival par lequel d'Alembert pût être vaincu. Encore la légitimité de cette victoire a-t-elle été fortement contestée par des auteurs très compétents et très respectables.
La même année, d'Alembert publia les Eléments de musique de Rameau, bien qu'il n'approuvât pas entièrement le système de ce musicien. En 1747, il présenta à l'Académie des sciences son Essai sur le problème des trois corps, et de 1754 à 1756, il publia ses Recherches sur différents points relatifs au système de l'univers. Enfin à ces nombreux et remarquables ouvrages scientifiques succédèrent ses Opuscules, qui parurent en huit volumes vers la fin de sa vie. En résumé, bien qu'il n'ait point composé de traité complet ex professo sur l'analyse, les méthodes et les idées ingénieuses semées à profusion dans ses ouvrages, et qui se rattachent à cette branche des sciences exactes, le font considérer comme son véritable auteur; c'est en rassemblant et en coordonnant les matériaux fournis par lui que ses successeurs en ont formé un corps homogène, complètement et presque couronnement de l'admirable édifice des mathématiques.
Là ne devait poin se borner la gloire de d'Alembert. Il s'associa à Diderot pour l'accomplissement d'une oeuvre qui résume en elle tout le dix-huitième siècle et qui, de quelque point de vue qu'on l'envisage, sera toujours considérée comme un répertoire colossal des connaissances humaines, comme un des plus beaux monuments qui n'aient jamais été élevés aux sciences, aux lettres, aux arts, à l'hstoire et à la philosopie; nous voulons parler de l'Encyclopédie. Ce fut d'Alembert qui composa le Discours préliminaire, dont le marquis de Condorcet a dit qu'il ne se pouvait trouver dans un siècle que deux ou trois hommes capables de l'écrire. Il avait entre autre fourni à ce vaste recueil plusieurs articles littéraires et philosophiques, lorsque le publication en fut arrêtée par le gouvernement. Plus tard, après qu'à grand peine l'autorisation de continuer eut été obtenue, il adopta pour spécialité exclusive la partie mathématique de l'ouvrage, et l'exposition qu'il fit dans ses nouveaux articles des questions les plus abstraites et les difficultés les plus ardues des sciences physiques et mathématiques est encore regardée comme un chef-d'oeuvre de précision et de clarté.
En même temps qu'il concourait à cette importante entreprise, d'Alembert faisait paraître ses Mélanges et ses Eléments de philosophie; il rédigeait les Mémoires de Christine de Suède; dans son pamphlet sur la Destruction des Jésuites, il déployait une haute raison jointe à une impartialité bien rare chez les écrivains qui abordent ces brûlantes questions de politique. Enfin, dans son Essai sur la servilité des Gens de lettres dans leurs rapports avec les Grands, il dévoilait avec courage de tristes mystères et s'efforçait par de sages conseils de relever la dignité des lettres, si longtemps avilies par la nécessité où tant d'écrivains croyaient être de se donner (c'était l'expression consacrée) à des Mécènes arrogants, dont la protection et la générosité devaient être achetées par des bassesses.
Dans un cercle où l'on causait de cet opuscule, on accusait d'Alembert d'avoir exagéré le mal. "Ah! s'écria une grande dame qui se trouvait là, s'il m'eût consultée avant d'écrire, je lui aurais appris bien autre chose!"
En 1752, Frédéric II, roi de Prusse, qui admirait fort les écrits de d'Alembert et avait conçu pour sa personne une vive sympathie, s'efforça de l'attirer à Berlin. D'Alembert ne voulut point quitter la France; mais en 1754 il accepta de ce prince une pension de douze cents livres. Une autre de la même somme lui fut accordée en 1756, par le roi Louis XV, à la sollicitation de M. d'Argenson, alors ministre. L'année précédente, l'Académie des sciences de Bologne l'avait inscrit au nombre de ses membres sur la recommandation de Benoît XIV. On voit que les distinctions et la fortune venaient au-devant de lui. S'il ne parvint pas au plus haut degré de l'opulence et des honneurs, c'est qu'il n'était ni ambitieux ni cupide et qu'il était attaché avant tout à sa famille adoptive, à ses amis, à son pays, à la science, enfin, s'il faut le dire, à ses habitudes. Ceci est une faiblesse bien pardonnable chez les hommes de sciences et de lettres, qui souvent, par cela même que leur esprit est sans cesse occupé, redoutent les dérangements, les soucis qu'occasionne toujours une révolution dans la manière de vivre, et qui romprait à chaque instant le fil de leurs recherches ou la trame de leurs conceptions.
En 1762, l'impératice de Russie, Catherine II, non moins enthousiaste de philosophie et de science que le roi de Prusse, pria d'Alembert de venir s'établir à Saint-Petersbourg pour diriger l'éducation de son fils, moyennant un traitement de cent mille livres. L'offre assurément avait de quoi séduire. D'Alembert la refusa pourtant. Catherine insista. "Je sais bien, écrivait-elle à notre savant, ce qui vous retient à Paris; c'est le désir de poursuivre en paix vos études et de cultiver vos relations d'amitié. Mais que cela ne vous arrête pas; amenez tous vos amis, et je vous promets que vous et eux trouverez ici toutes les commodités qu'il sera en mon pouvoir de vous donner." Malgré ces avances flatteuses, d'Alembert resta inébranlable. Frédéric de son côté, revint à la charge avec vigueur: "J'attends en silence, écrivit-il à d'Alembert, que l'ingratitude de votre pays vous oblige à vous réfugier dans un pays où vous êtes déja naturalisé dans les esprits de tous ceux qui pensent." Il attendit en vain. D'Alembert alla cependant le visiter, et fut reçu par le roi de Prusse avec toutes les marques d'une amitié presque enthousiaste. Ce prince essaya encore de le retenir, et voyant qu'il ne gagnait rien et que le savant persistait dans son refus: "C'est, lui dit-il, le seul mauvais calcul que vous ayez fait en votre vie".
Nous avons dit toute à l'heure que d'Alembert tenait avant tout à sa patrie, à la science, à ses amis, à ses habitudes; il faut ajouter à son indépendance, à sa liberté dont lui-même se proclamait esclave. Il fut l'ami de Frédéric II, parce que ce monarque n'exigeait de ceux qu'il honorait de sa faveur aucun acte servile; ce même Frédéric et deux ministres disgraciés furent les seuls grands de la terre auxquels d'Alembert dédia de ses ouvrages.
Il avait pour principe qu'un homme doit être très prudent dans ses écrits, assez dans ses actions et médiocrement dans ses paroles. Conformément à ce dernier terme de sa maxime, il ne se faisait point faute de décocher à l'occasion des traits mordants aux personnages même les plus puissants, et il s'attira ainsi des inimitiés dangereuses, notammment celle de madame de Pompadour, qui, du reste, haïssait tous les amis de Frédéric, et qui refusa d'employer son crédit auprès du roi en faveur de d'Alembert, alléguant que celui-ci s'était placé, en fait de musique, à la tête de l'école italienne. Le duc de Choiseul, durant son séjour au ministère, résista six mois aux sollicitations de l'Académie des sciences qui demandait pour d'Alembert la pension laissée vacante par la mort de Clairaut, parce que, dans une lettre adressée à Voltaire et qui avait été décachetée à la poste, notre savant disait à son illustre ami en parlant du ministre: "Votre protecteur ou plutôt votre protégé M. de Choiseul..."
Au reste , il s'en fallait que la causticité railleuse de l'esprit exclût chez lui la bienveillance du caractère. Il était de rapports faciles, agréables, et dans les cerlces d'élite qu'il fréquentait, nul ne savait mieux que lui donner de l'enjouement et de l'intérêt à la conversation. Dans ses dernières années seulement, des chagrins intimes et l'altération de sa santé le rendirent plus morose et plus taciturne, mais sans rien ôter à la générosité de ses sentiments. Faire le bien était une de ses jouissances favorites; disons mieux, c'était un besoin de son coeur, et ni l'envie ni la rancune ne l'arrêtèrent au moment de rendre un service. Ces deux sentiments lui étaient entièrement étrangers. Il fit faire à deux jeunes gens, célèbres depuis, Lagrange et Laplace, leurs premiers pas dans la carrière, et cependant ils avaient soutenu contre lui, en faveur de son rival Euler, une controverse de mathématiques. La moitié de ce qu'il possédait était employée à soulager la misère, à encourager le talent des savants et des gens de lettres disgraciés de la fortune. Il professait ce principe, qu'il n'est point permis de dépenser de l'argent à des superfluités lorsqu'il ya des gens qui manquent du nécessaire; il y fut toujours fidèle, vivant avec une extrème sobriété, ne se permettant que des plaisirs tout intellectuels, et tenant sa bourse et ce qu'il pouvait avoir de crédit à la disposition de quiconque venait lui demander assistance. Aussi, malgré les discussions fréquentes et quelquefois très animées qu'il soutint à propos de science ou de philosophie, il eut ce rare privilège de commander l'estime des honnêtes gens de tous les partis; et l'on peut dire que, s'il eut souvent des adversaires, il n'eut, parmi ses égaux, presque point d'ennemis.
Le style de d'Alembert était, comme sa conversation, agréable, facile, plein de vivacité, mais quelquefois un peu trop familier. Ce défaut se voit surtout dans les derniers Eloges qu'il composa comme secrétaire perpétuel de l'Académie. Dans ses ouvrages scientifiques, il se contentait d'exprimer ses idées le plus clairement possible et telles qu'elles lui venaient. "L'essentiel, disait-il, est de découvrir des vérités: il ne manquera pas de gens pour les bien habiller." Le côté abstrait des sciences était celui qu'il considérait de préférence; il prenait peu d'intérêt aux recherches purement expérimentales, et lorsqu'on lui reprochait de ne point se tenir au courant des découvertes de ce genre: "Bah! répondait-il toujours, j'aurai bien le temps plus tard d'apprendre toutes ces jolies choses." Si bien qu'en définitive le temps lui manqua. Il mourut de la pierre le 29 octobre 1783.