Les Œuvres complètes de D'Alembert (1717-1783)
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Publié dans la Gazette des Mathématiciens,
n° 77, janvier 1998, p. 59-71

L'édition des Œuvres Complètes de D'Alembert (1717-1783)

par Anne-Marie Chouillet, François De Gandt
et Irène Passeron

1. D'Alembert géomètre et philosophe

Les mathématiques étaient pour lui une passion, à laquelle il tenta de résister en vain. Après quelques essais en vue d'une carrière sérieuse, du côté du droit puis de la médecine, il s'abandonna avec délices - si l'on en croit Condorcet - à une vie de géomètre pauvre, jusqu'à ce que l'Académie Royale des Sciences l'accueille en son sein, à 24 ans. Il se nommait Jean Le Rond, puisqu'il avait été abandonné sur les marches de l'Eglise Saint Jean Le Rond et il se choisit un nom de fantaisie, Daremberg, puis D'Alembert. Il fut élevé par une nourrice chez qui il continua à habiter pendant quarante ans, avant de s'installer " avec ses livres et ses oiseaux " auprès de son amie Julie de Lespinasse, une autre enfant illégitime. Son père avait discrètement pourvu au soin de ses études, et ses maîtres espérèrent qu'il prendrait sa part dans les querelles théologiques. Il est problable que pendant les années 1730, le tumulte et les enthousiasmes frénétiques des disputes jansénistes le dégoûtèrent à jamais de ces affaires.

Il présenta ses premiers travaux à l'Académie Royale des Sciences de Paris en 1739. Au dix-huitième siècle, l'Académie parisienne était le lieu prestigieux où se réalisaient les principaux travaux "mathématiques" et "physiques", au sens que ces mots avaient à l'époque. Les nouveaux mémoires étaient lus au cours des séances, tous les mercredi et samedi. Des autres pays d'Europe, on demandait des nouvelles des séances afin de se tenir au courant de la vie scientifique. L'Académie mettait chaque année une question au concours, qui stimulait et orientait les recherches de la petite communauté scientifique européenne, à Bâle, Berlin, Londres, Pétersbourg. Des livres, des machines et des procédés étaient proposés pour recevoir " l'approbation de l'Académie ". Des expéditions étaient lancées au Pérou, en Laponie, au Cap de Bonne-Espérance, des expériences réalisées, qui suscitaient discussions et controverses sur toutes sortes de sujets : la figure de la Terre allongée ou aplatie, le moyen d'évaluer la longitude en mer, la préformation des monstruosités animales, la bizarre lueur qu'émet le mercure dans le vide, l'origine des fossiles, les avantages et les risques de l'inoculation de la variole, l'amélioration de la forme des vaisseaux et le perfectionnement des instruments de marine, les méthodes de résolution des équations aux dérivées partielles.

Admis comme "adjoint géomètre" le 13 mai 1741, D'Alembert proposa des mémoires sur les équations différentielles, le calcul intégral, la résistance des fluides, jusqu'au premier ouvrage qui le fit connaître : le Traité de dynamique, en 1743. Il reprit les mêmes méthodes l'année suivante dans son traité sur les fluides. Il proposait de réorganiser la mécanique, et d'en clarifier les fondements. Il réduisait et simplifiait les principes à l'origine des calculs, afin d'en étendre la portée. Pour lui, la mécanique entière repose sur trois principes : l'inertie, la composition des mouvements, et l'équilibre. Sous cette forme, la mécanique, comme l'algèbre et la géométrie, est une discipline "marquée au sceau de l'évidence" et jouit du statut privilégié qui est celui des mathématiques : "La certitude des mathématiques est un avantage que ces sciences doivent principalement à la simplicité de leur objet" (Traité de dynamique, p. 1) Il vécut à Paris en citoyen de l'Europe. Couronné par l'Académie de Berlin pour ses Réflexions sur la Cause générale des Vents, il y fut admis comme membre associé en 1746. A cette occasion débute sa correspondance scientifique avec Euler (1707-1783). Ils discutent logarithmes, rebroussement des courbes, mécanique céleste, mais le ton n'est pas aussi libre qu'avec d'autres correspondants. A la même époque, c'est à Gabriel Cramer (1704-1752), de Genève, que D'Alembert réserve ses conjectures et ses doutes sur les causes des inégalités du mouvement de la Lune, ou ses impressions des spectacles parisiens. Ces échanges avec Cramer sont restés enfouis dans les archives de Genève jusqu'à nos jours. La correspondance avec Euler s'interrompit en 1751, lorsque D'Alembert se vit refuser le prix de l'Académie de Berlin sur la résistance des fluides. Les échanges avec Euler ne reprirent qu'en 1763, de façon très formelle.

A partir de 1747, les écrits mathématiques et astronomiques se succédèrent, lui permettant de devenir "pensionnaire surnuméraire" de l'Académie en 1756, l'année de la publication du troisième tome de ses Recherches sur differens points importans du système du monde. Il s'impliqua dans plusieurs controverses, en particulier à propos des méthodes utilisées pour constituer les Tables de la Lune ou du retour de la comète de Halley calculé par Clairaut. Il se plaignait de n'être pas assez reconnu en France, et refusa néanmoins le poste de Directeur de l'Académie de Berlin que lui offrait le Roi de Prusse, Frédéric II.

Avec l'Encyclopédie, D'Alembert devint l'un des chefs du parti des philosophes. Le projet avait pris naissance modestement : il s'agissait de traduire un dictionnaire en deux volumes, la Cyclopædia d'Ephraïm Chambers. Quand l'entreprise devint plus ambitieuse, D'Alembert en partagea la direction avec Diderot. Responsable de la partie mathématique, il recruta des auteurs et écrivit lui-même plus de 1500 articles sur des sujets variés, en particulier l'article " Genève " qui fit grand bruit et fut la cause principale de l'interdiction de l'ouvrage en 1759. Les Genevois furent scandalisés qu'on propose d'établir un théâtre à Genève et qu'on présente leurs pasteurs comme de fades déistes fort peu attachés aux dogmes chrétiens.

Dans le Discours préliminaire de 1751, qui ouvre le premier tome, D'Alembert et Diderot proposèrent une organisation unifiée du savoir et une classification générale des sciences qui revendiquait une filiation baconienne. C'est à cette occasion que D'Alembert apparut comme philosophe sur la place publique.

Les débuts de l'Encyclopédie coïncidèrent avec l'entrée de D'Alembert dans les salons. Il fit la connaissance de Julie de Lespinasse chez Madame du Deffand. C'est cette dernière qui le protégea pour son élection à l'Académie française en 1754, académie que D'Alembert fréquenta assidûment. Il en devint le secrétaire perpétuel lorsque le poste fut vacant, en 1772. Cette fonction l'amena à prononcer et écrire de nombreux Eloges, très admirés. La rédaction d'un Eloge était l'occasion de décrire l'¦uvre d'un auteur, de porter un jugement critique et de déployer toutes les ressources de l'art oratoire.

Grand amateur de musique, il a vulgarisé les théories de Rameau dans ses Elémens de musique (1752), et dans les articles " fondamental " et " gamme " de l'Encyclopédie. Abordant plusieurs genres littéraires, il fut aussi traducteur de Tacite, et synonymiste (un raffinement littéraire fort prisé à l'époque).

Faut-il dire que sa vie privée fut terne ? Il fut en tous cas plus discret que beaucoup de ses contemporains. En 1764, Julie de Lespinasse se fâcha avec sa protectrice madame du Deffand, et D'Alembert, après une maladie assez sérieuse en 1765, consentit à déménager pour s'établir dans la même maison que Julie, rue Saint Dominique. Fort attaché à Julie, il ignorait tout de ses liaisons et exprima sa douleur lorsqu'elle mourut en 1776, dans deux écrits Aux mânes de Melle de Lespinasse et Sur la tombe de Mlle de Lespinasse. Il était rare que D'Alembert exprimât ses sentiments. De santé fragile, il ne put jamais effectuer le voyage d'Italie rêvé, et dut s'arrêter en chemin chez Voltaire, près de Genève.

Il entretint avec celui-ci une correspondance assidue (plus de cinq cents lettres échangées jusqu'à la mort de Voltaire), qui porte les échos du combat philosophique mené en commun. Leur dialogue épistolaire débuta en 1746 mais les deux écrivains ne devinrent intimes que lors de la visite de D'Alembert à Ferney en 1756. Abordant toutes les grandes affaires auxquelles Voltaire était mêlé, cette correspondance éclaire les opinions politiques et philosophiques de D'Alembert, moins engagé et plus sceptique que le patriarche. Il batailla tout de même quelquefois contre le fanatisme.et son écritSur la destruction des Jésuites (1765) circula dans toute l'Europe. Les contemporains craignaient ses talents de polémiste, aux dépens de " la société des Gens de Lettres", ou des adversaires de l'Encyclopédie.

Homme de lettres et philosophe, il est resté "géomètre" jusqu'au bout, comme l'attestent les huit volumes d'Opuscules mathématiques publiés à partir de 1761. Il laissa même à sa mort un neuvième volume sous forme manuscrite. Au fil des années, D'Alembert reprenait les mêmes problèmes, jamais satisfait des solutions provisoires qu'il proposait, que ce soit sur les fondements de la mécanique, les propriétés des fluides, les perturbations planétaires, la figure de la Terre, ou les résolutions d'équations différentielles.

2. Une édition nécessaire à la recherche

Les mémoires de D'Alembert sont dispersés dans les publications académiques et il reste dans les bibliothèques de nombreux manuscrits à publier. Les oeuvres de D'Alembert publiées au XIXe siècle ne contiennent aucun texte scientifique. Pour les traités, il faut recourir aux éditions originales, qui ont eu quelques reprints (sept volumes chez Culture et Civilisation, aujourd'hui épuisés, J. Gabay pour la seconde édition du Traité de dynamique, Slatkine pour les Elemens de musique).<

Il manque une édition de référence, fiable, complète, établie à partir des manuscrits lorsqu'il y en a, et éclairée d'un appareil de notes et d'introductions. Nous en possédons maintenant pour Newton, pour Euler, pour Gauss. Des équipes suisses et allemandes continuent un travail patient et indispensable pour éditer les Bernoulli et Leibniz. La France est moins active. La IIIème République s'est occupée de ses grandes figures scientifiques, Descartes, Fermat, Pascal, Lagrange et Laplace, dont elle a financé l'édition, mais elle a malheureusement oublié D'Alembert. Un projet d'édition est aussi un puissant stimulant pour la recherche collective. Les méthodes et résultats des savants de l'époque des Lumières, les liens nouveaux qu'ils ont établis entre physique et mathématique, les développements immenses qu'ils ont apportés au calcul infinitésimal, tout cela mérite d'être présenté, discuté, commenté. Les études sur Galilée ou Leibniz sont inséparables des entreprises d'édition. Le dix-huitième siècle reste à explorer.

Au début des années 1990, prenant la suite de projets déjà anciens, un "Groupe D'Alembert" s'est constitué pour mener à bien l'édition critique des Œuvre complètes. Encouragés par un "voeu" de l'Académie des Sciences qui considère l'édition de D'Alembert comme une priorité, nous avons trouvé des appuis institutionnels successifs : d'abord l'objet d'un Groupement de recherches (GDR 1044 du CNRS, de 1992 à 1996), le projet d'édition est maintenant aidé par le Programme CNRS "Archives de la création" et hébergé à l'Université de Cergy-Pontoise. Nous présentons ici le travail de ce groupe et l'état d'avancement du projet . Progressivement s'est imposé un plan d'édition en cinq séries.

La première série, Sciences mathématiques I, comprend les oeuvres scientifiques publiées et manuscrites jusqu'en 1756. C'est la période des grands traités, comme le Traité de dynamique (première édition, 1743), et les Recherches sur différens points importans du système du monde (1754-1756). C'est aussi la période des mémoires les plus connus sur le calcul intégral, les équations aux dérivées partielles, les cordes vibrantes, les logarithmes complexes, l'usage des séries trigonométriques en mécanique céleste. Les équations aux dérivées partielles apparaissent sur plusieurs fronts à la fois, à l'occasion de travaux sur les vibrations, les vents ou la résistance des fluides.

Mais, comme le rappelle Condorcet dans son Eloge " D'Alembert n'a donné aucun grand ouvrage sur le calcul ". Il a cependant grandement contribué au Traité du calcul intégral de L.A. de Bougainville (1754-56). On peut considérer qu'en réunissant certains des articles de l'Encyclopédie, on obtiendrait la matière d'un traité d'algèbre.

Nous avons pourtant renoncé à publier les articles de D'Alembert dans l'Encyclopédie (deuxième série) sous forme de volumes thématiques. Le classement serait trop arbitraire et ne reflèterait pas la vie propre de l'entreprise encyclopédique. Mais nous préparons une sorte d'Organon c'est-à-dire un mode d'emploi détaillé qui regroupera des Tables et les outils indispensables à une lecture avisée des articles dispersés alphabétiquement.

La troisième série s'ordonnera autour des Opuscules, mal connus et rarement exploités. C'est dans ces volumes successifs que D'Alembert a déposé, au gré de son inspiration, et de l'actualité savante, les fruits de son travail mathématique après 1761.

Dans la quatrième série on verra D'Alembert homme de lettres, tel qu'il apparut sur la scène publique à partir de 1752 : traducteur, polémiste, historien, théoricien de la musique, métaphysicien - de la métaphysique sobre et sceptique qui était celle de Locke. Encouragé par le succès du Discours préliminaire, D'Alembert publie des Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie, enrichis au fil des rééditions (deux volumes en 1753, quatre en 1759, un cinquième en 1767). Nous rangerons dans la même série les Eloges lus dans les séances publiques de l'Académie et l'Histoire des membres de l'Académie.

La correspondance (cinquième série), pourrait rester ouverte en permanence sur le pupitre du lecteur des ¦uvres de D'Alembert, tant elle apporte un contrepoint utile d'hommages courtisans, d'opinions privées, d'intrigues, de querelles et d'amitiés. La Correspondance générale comprendra les lettres de et à D'Alembert (environ 2200 lettres). D'ici deux ans le premier volume (1746-1756) devrait être prêt à sortir - si les vents restent favorables. Il comprendra environ 250 lettres, notamment la correspondance amoureuse avec la Marquise de Créqui, mais aussi les échanges jusqu'ici inédits entre D'Alembert et Cramer.On voit dans ces lettres l'¦uvre s'élaborer, les doutes se préciser, les certitudes se construire.

3. Un trésor de mathématiques inexploité

Le nom de D'Alembert est familier aux mathématiciens d'aujourd'hui, puisqu'une grande diversité de résultats mathématiques est associée à son nom. Citons les plus courants :

  • Le principe de D'Alembert, souvent nommé "principe de la dynamique" a connu des versions successives, parfois difficiles à reconnaître d'une formulation à l'autre : " les forces de liaison ne travaillent pas " (selon une formulation du début XXème siècle), ou comme l'exprimait Condorcet : "ce principe consiste à séparer en deux parties l'action des forces motrices, à considérer l'une comme produisant seule le mouvement du corps dans le second instant, et l'autre comme employée à détruire celui qu'il avait dans le premier instant : ce principe si simple, réduisait à la considération de l'équilibre toutes les lois du mouvement."
  • Le critère de D'Alembert : si lim sup un+1/un<1, alors la série de terme général positif un converge.
  • Le théorème de D'Alembert (ou D'Alembert-Gauss) ou encore théorème fondamental de l'algèbre : les seuls polynômes à coefficients complexes qui sont irréductibles sont ceux du premier degré (C est algébriquement clos).
  • Le paradoxe de D'Alembert : Dans certaines conditions - assez usuelles -, un corps solide se déplaçant dans un fluide n'éprouverait aucune résistance de la part du fluide. Ce paradoxe a intrigué les plus grands mathématiciens et mécaniciens. On a tenté d'y répondre par deux voies différentes: d'une part en introduisant la viscosité dans les équations (Navier, Stokes), d'autre part grâce à la théorie des sillages et des couches limites pour les fluides parfaits ou non.
  • Le D'Alembertien ou opérateur des cordes vibrantes (systèmes différentiels hyperboliques).

Parmi les volumes de notre édition, c'est probablement dans le volume 4, " Calcul intégral et cordes vibrantes ", un des premiers à paraître, que le mathématicien se trouvera le plus facilement chez lui : intégration des équations différentielles ordinaires, nombres imaginaires et logarithmes des nombres négatifs, questions d'ailleurs très liées auxproblèmes du calcul intégral, enfin cordes vibrantes, un problème de mécanique qui a été l'occasion de découvertes analytiques très importantes sur l'intégration des équations aux dérivées partielles.

Toute sa vie, D'Alembert a donné une place primordiale au calcul intégral, domaine qu'il a approfondi et élargi inlassablement. Ainsi, D'Alembert établit sur des bases solides la théorie de l'intégration des différentielles rationnelles grâce à sa démonstration du théorème fondamental de l'algèbre. Il étudie aussi de manière systématique des types importants d'intégrales irrationnelles. Dans ce domaine qui deviendra un peu plus tard celui des intégrales dites elliptiques, il introduit des méthodes algébriques uniformes et obtient des résultats intéressants de réduction à des intégrales fondamentales. La lecture de ce volume permettra de faire le lien entre les recherches algébriques de D'Alembert, ses travaux d'analyse et ses résultats de mécanique.

Ces textes appartiennent déjà à la maturité du savant, autour de sa trentième année. Son éducation de géomètre et ses premiers travaux, dix ans auparavant, sont révélés par les manuscrits qui seront publiés dans le volume 1, " Formation de D'Alembert et premiers écrits ". Ce premier volume des ¦uvres, qui sera largement inédit, correspond essentiellement à la période antérieure à son entrée à l'Académie, en mai 1741. D'Alembert s'aguerrit en commentant et critiquant des ouvrages mathématiques : Descartes, Newton, Bernoulli, L'Hôpital, Reyneau, Guisnée, De Gua. Ces textes nous donnent des informations précieuses sur l'apprentissage mathématique de D'Alembert au contact des travaux de ses prédécesseurs. Ils témoignent de sa lecture des grands textes d'un passé proche, comme les Principia de Newton, dans la nouvelle édition que Le Seur et Jacquier venaient de donner. D'Alembert reconnaît également sa dette envers Jean Bernoulli dont il analyse les travaux en développant sa conception du calcul opposé à la métaphysique, seul le calcul pouvant conférer la certitude aux mathématiques. Il prolonge, en commentant Guisnée, puis De Gua, un débat qui a eu un certain relief au début du XVIIIème siècle, sur la valeur comparée des méthodes de l'école française (Descartes, Fermat) et du calcul leibnizien.

Ces ébauches de jeunesse constituent le premier groupe de manuscrits importants et déjà repérés, l'autre étant l'ensemble des projets laissés inachevés à sa mort (Opuscules). Dans notre édition des Opuscules, le volume 9 inédit s'ajoutera au huit publiés. Il s'agit en somme du début et de la fin de l'activité de D'Alembert.

D'autres inédits sont venus enrichir - et compliquer - notre édition. Trois ensembles de manuscrits à Berlin et Paris ont des conséquences capitales, forçant à réécrire le développement de la mécanique, de la théorie des fluides et de la mécanique céleste.

L'étude des mémoires inédits de l'Académie des Sciences sur la " réfraction de la sphère " permet d'expliciter l'origine du " principe général de la dynamique ". Celle-ci est traditionnellement rapportée aux problèmes d'oscillation des pendules, c'est-à-dire à une question de mécanique des corps solides. Mais les premières recherches de D'Alembert en mécanique(1741-1742), avant la rédaction du Traité de dynamique (1742-1743), portaient sur des problèmes de déplacement d'un corps solide dans un fluide, sous le titre de " réfraction de la sphère ". Il proposait d'aborder ces problèmes fort difficiles d'une manière directe, en considérant les propriétés du mouvement des corps et des fluides. La solution véritable devait venir plus tard dans son oeuvre, grâce au traitement par les équations aux dérivées partielles. Entre temps D'Alembert se contenta de transcrire ces premiers travaux sur les fluides et la réfraction dans son Traité de l'équilibre et du mouvement des fluides (1744), où les résultats sont présentés comme une application du principe général de la dynamique.

La lecture attentive de ces mémoires sur la réfraction fait apparaître une idée fondamentale qui sous-tend le " principe général ": l'idée de la destruction et de la compensation des mouvements, qui, rapprochée de l'étude des pendules composés, pourrait avoir guidé l'élaboration du principe général de la dynamique. Cette analyse, et celle de l'Essai sur la résistance des fluides (c'est à dire depuis l'exposé du problème jusqu'à sa solution développée) permet de comprendre la progression de la pensée de D'Alembert sur un point essentiel. Ces mémoires inédits sur la réfraction seront publiés à leur place chronologique dans le même volume que le Traité de dynamique .

Un autre manuscrit s'est révélé crucial : il constitue une première version (en latin), datée de 1749, d'un ouvrage paru trois ans plus tard (Essai d'une nouvelle théorie de la résistance des fluides). La présentation usuelle du développement de la mécanique des fluides ne tient plus désormais, et nous avons la preuve que D'Alembert, avant Euler, a exposé un certain nombre de concepts et d'idées fondamentaux. Nous avons aussi constaté que presque tout était à faire en ce qui concerne l'histoire de la science des fluides, et qu'il restait à débrouiller l'écheveau des discussions des années 1730-1755 entre Jean et Daniel Bernoulli, D'Alembert, Euler et d'autres.

Le troisième manuscrit (volume 6), jusque là inconnu, est le premier texte un peu développé où D'Alembert ait exposé ses idées en mécanique céleste. Du point de vue de l'histoire des idées, ce manuscrit n'est pas seulement un traité technique de mécanique céleste newtonienne, c'est aussi un témoin essentiel de l'histoire de la philosophie naturelle. L'image que l'on se faisait jusqu'à présent de la crise du système newtonien survenue en 1747 est dès maintenant renouvelée par la découverte de ce manuscrit et l'analyse fine de la chronologie des travaux de D'Alembert en 1747-1748, sur le mouvement de la Lune. La datation des différentes parties a été possible par comparaison avec des pièces de la correspondance et ce que l'on sait de la polémique sur la gravitation newtonienne entretenue en particulier par Euler, Clairaut, Buffon et D'Alembert : comment justifier la divergence entre le calcul et l'observation pour les valeurs du moyen mouvement de l'apogée lunaire ? Les conjectures de D'Alembert n'étaient connues que par des passages elliptiques de la correspondance. Il envisage la possibilité d'une force magnétique propre au système Terre-Lune, alors qu'au même moment Clairaut remet en cause la formulation de la loi newtonienne d'attraction. Dans les chapitres consacrés à la détermination de l'orbite, D'Alembert formule la solution à l'aide d'imaginaires et ces résultats sur les équations différentielles sont à rapprocher des textes du volume 4.

Conclusion

Réfraction, résistance des fluides, mouvement de la lune : on voit sur ces trois objets comment les travaux mathématiques et physiques de D'Alembert s'interpénétraient étroitement en un seul domaine de recherche. Des outils mathématiques nouveaux s'élaboraient, et une méthodologie claire se dessinait.

Dans le traitement des questions physico-mathématiques, D'Alembert avait le souci de tout réduire à des problèmes clairement posés en définissant nettement les hypothèses simplificatrices. Il avait conscience des limites du traitement d'un phénomène et ne nourrissait aucune confiance aveugle dans les pouvoirs des mathématiques :

Mais la plupart des questions physico-mathématiques sont si compliquées qu'il est nécessaire de les envisager d'abord d'une manière générale et abstraite pour s'élever ensuite par degrés des cas simples aux composés. Si on a fait jusque ici quelques progrès dans l'étude de la nature, c'est à l'observation constante de cette Méthode qu'on en est redevable. "(Réflexions sur la cause générale des Vents, p. viii, Berlin, 1747). Il affichait souvent son scepticisme, professant qu'il faut "savoir attendre et douter". En "attendant", il élaborait des calculs sans application immédiate, souvent difficiles à suivre, où la postérité dénichera des joyaux. Contrairement à d'autres, il aimait insister sur les difficultés et décrire avec netteté les impasses des raisonnements usuels. Son scepticisme y trouvait de nouveaux aliments, mais n'est-ce pas en explorant les apories que les solutions, un jour, apparaissent ? Il a produit peu de grandes synthèses, d'ouvrages didactiques. L'édition critique et complète permettra de ressaisir les fils conducteurs. D'Alembert trouvera peut-être les lecteurs qu'il souhaitait : " ceux qui s'intéressent vraiment au progrès des Sciences, qui savent que le vrai moyen de le hâter est de bien démêler tout ce qui peut le suspendre, qui connoissent enfin les bornes de notre esprit & de nos efforts, & les obstacles que la nature oppose à nos recherches : espèce de lecteurs à laquelle seule les Savans doivent faire attention, & non cette partie du public indifférente & curieuse, qui plus avide du nouveau que du vrai, use tout en se contentant de tout effleurer " (Encyclopédie, tome VI, 761b, 1756).


Bibliographie succincte :

- Dix-huitième siècle, numéro spécial 16 « D'Alembert », 1984.
- Hankins Thomas L. Jean D'Alembert, Science and the Enlightenment, Clarendon Press, Oxford, 1970, rééd. Gordon & Breach, 1990.
- Jean D'Alembert, savant et philosophe, portrait à plusieurs voix, Centre International de Synthèse, Ed. des Archives contemporaines, 1989.
- Michel Paty, D'Alembert, Paris, les Belles-Lettres, 1998.
- « D'Alembert et l'Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n°21, octobre 1996, pp. 69-178. Voir aussi : le n° 22, avril 1997, p. 123-145.
 
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