Au XIXe siècle, deux éditions des oeuvres réputées complètes de D'Alembert sont publiées (1805 et 1821-22), elles excluent tous les écrits scientifiques. Condorcet subit un sort analogue. En revanche, les "Oeuvres" de Laplace et de Lagrange, publiées un peu plus tard, ne retiennent que leurs travaux et correspondances scientifiques.
L'oeuvre mathématique de D'Alembert, marquante en son temps, est considérée au siècle suivant comme obscure et en tout cas digérée, recouverte et dépassée par celles d'Euler, de Laplace et de Lagrange. Ne parlons pas de celle de Condorcet, alors vue comme anecdotique et médiocre. A propos de D'Alembert et de Condorcet, le XIXe siècle ne retient que le message des encyclopédistes, des correspondants de Voltaire, des combattants de la raison ou de la Révolution.
Aucune de ces éditions (tant les "toutes-littéraires" que les "toutes-scientifiques") ne comporte de dimension critique, de discussion sur les variantes, sur les attributions douteuses, sur l'exhaustivité ou non des choix opérés, sur l'histoire des textes ; ceux-ci sont présentés dans un ordre plutôt thématique commode, mais sans souci chronologique, souvent leurs dates ne sont même pas indiquées ; enfin il n'y a pratiquement pas de notes expliquant les passages délicats ou allusifs, encore moins les contextes et les enjeux. Les canons de l'édition au XIXe siècle sont encore peu exigeants. Les préoccupations que nous venons d'évoquer naissent en effet surtout au XXe siècle, où l'on voit fleurir des éditions savantes munies d'appareils critiques et de commentaires de plus en plus précis, comme le montrent par exemple en Suisse et en Allemagne celles concernant Euler, les Bernoulli, Leibniz.
Il ne s'agit plus seulement aujourd'hui de présenter au lecteur des traités, mémoires, articles, essais et lettres, comme des "produits finis" de leurs auteurs, mais encore et plutôt de faire revivre autant que possible les douleurs de la pensée, ainsi que l'interaction avec l'environnement.
On comprend donc, pour une édition critique et commentée du XXIe siècle, l'importance de longs travaux préparatoires : bibliographie précise des imprimés, inventaire le plus exhaustif possible des manuscrits et de la correspondance (dans les bibliothèques, les collections privées, les catalogues de ventes), dépouillement de la presse d'époque (où les articles sont fréquemment anonymes), recherches des documents utiles dans les archives des académies et administrations concernées, établissement de chronologies fines de l'auteur, voire de ses proches, etc.
Dans le cas de D'Alembert, ces études préparatoires ont été facilitées par la remarquable thèse de 3e cycle "bio-bibliographique" de Gilles Maheu (1967) et par l'inventaire de la correspondance de l'auteur, grâce à John Pappas (1986). Cependant, ces travaux très sérieux ne sont que le premier socle indispensable à une continuation de l'érudition. En 1992, au moment de la lancée en grand de l'aventure éditoriale, aucun inventaire précis des manuscrits n'était disponible, et rien que dans le fonds principal (Bibliothèque de l'Institut de France, MS 1786-1793 et 2466-2473, plus de 5000 feuillets), il a souvent fallu faire du "feuille à feuille" tant les ensembles sont en désordre, les morceaux de mémoires inédits éparpillés ; il a aussi été nécessaire d'explorer des sources très diverses dans maints pays, de Berlin à Grenoble, de Milan à Troyes, de Genève à Saint-Pétersbourg, etc.
Enfin, les possibilités d'aujourd'hui et les exigences nouvelles du travail scientifique nous conduisent à préparer une édition à double support : imprimé et électronique. L'imprimé possède des qualités encore inaccessibles aux supports informatiques, notamment quant à la possibilité de feuilleter ou au confort de lecture suivie. En revanche, les éditions électroniques permettent non seulement l'utilisation de toutes sortes de moteurs de recherche, mais elles rendent aussi des services inestimables pour présenter des variantes, surtout quand il s'agit de textes aux multiples versions ou aux nombreuses couches de ratures. Il convenait donc d'organiser l'édition dans un esprit nouveau débouchant, de façon complémentaire, sur des volumes imprimés de qualité, sur des produits de type CD-Rom, sur des mises en ligne et sur un site D'Alembert facilement consultable et vivant.
Profitant de l'expérience des entreprises éditoriales voisines, tant scientifiques (déjà citées) que plus "littéraires" (Voltaire, Diderot, Montesquieu, etc.), nous nous sommes fixés des normes exigeantes. Chaque volume, chaque ouvrage de d'Alembert, placé sous la responsabilité d'un ou plusieurs chercheurs, est aussi l'objet d'un examen collectif régulier tout au long du processus d'établissement du texte et de son annotation ; d'autre part appel est fait à un large spectre de compétences : historiens des sciences bien entendu, philosophes, "dix-huitiémistes", spécialistes de la presse d'Ancien régime, experts dans l'étude des livres anciens, voire du papier pour les manuscrits, etc., mais aussi scientifiques travaillant actuellement sur les domaines concernés (mathématiciens, astronomes, mécaniciens des fluides, probabilistes...) . Enfin, chaque volume est relu de façon indépendante par deux personnes extérieures, disons des "referees" ou, comme au Siècle des Lumières, des "commissaires".
Nous ne donnerons pas ici d'aperçu sur la vie et l'oeuvre de D'Alembert (1717-1783). Le lecteur pourra se reporter à l'article assez récent de la Gazette des mathématiciens (juillet 1998) où l'ensemble de l'édition est présenté sous une forme plus classique. Nous allons toutefois rappeler ici la structure générale des 40 forts volumes qu'elle doit comporter environ et qui devraient paraître au rythme moyen de trois par an chez CNRS-Editions.
Cette architecture résulte inévitablement d'un compromis entre un classement chronologique et un classement thématique. Nous avons cherché à donner autant que possible priorité à l'ordre chronologique, afin de mieux dégager la façon de travailler et le cheminement de la pensée de l'auteur. Toutefois, un ordre chronologique "total" est évidemment impraticable, d'abord parce que tous les documents à notre disposition ne sont pas datés, ni même datables précisément, ensuite pour des raisons de pratique et de lisibilité évidentes. Ceci a débouché sur cinq séries, à l'intérieur desquelles on a essayé de respecter au mieux la chronologie et l'identité propre des publications d'époque, sans démantèlement.
Voici un état légèrement simplifié de la structure d'ensemble, avec indication des années de publication envisagées pour les volumes les plus avancés. Nous dirons ensuite un mot du premier volume, déposé à CNRS-Editions en septembre dernier, et qui devrait paraître en septembre 2002. Puis, nous prendrons un exemple, série par série, afin de faire sentir de façon plus concrète et plus vivante quelques problèmes (peut-être inattendus) du travail d'édition.
Série I. Sciences mathématiques I (avant 1756)
1. Formation de D'Alembert et premiers travaux.
2. Traité de dynamique (1743, 2e éd. 1758)
3. Traité des fluides (1744, 2e éd. 1770)
4. Calcul intégral : sortie prévue en 2007
5. Réflexions sur la cause des vents (1747) et mémoires sur les cordes vibrantes
6. Premiers textes de mécanique céleste : publié en 2002
7. Recherches sur la précession des équinoxes (1749) : sortie prévue en 2006
8. Essai sur la résistance des fluides (1749-52) : sortie prévue en 2008-2009
9-10. Recherches sur le système du monde (1754-56)
11. Elémens de musique (1752, 2e éd. 1762) : sortie prévue en 2009-2010
Série II. Articles de l'Encyclopédie
Série III. Sciences mathématiques II (après 1757)
Opuscules mathématiques (1761-1783), 9 vol. : parution des vol. I-II prévue en 2007-2008
Mémoires publiés par les académies de Paris, Berlin et Turin
D'Alembert et l'Académie des sciences (rapports, etc.)
Série IV. Mélanges
Mélanges d'histoire, de littérature et de philosophie
Eloges des académiciens
Histoire de la destruction des jésuites
Autres écrits
Série V. Correspondance
Inventaire : sortie prévue en 2008
Edition chronologique des lettres (un volume par tranche de 250 lettres environ)
Les éditions d'oeuvres complètes ont usuellement pour particularité que le volume 1 ne paraît jamais en premier ! Et ceci pour diverses raisons : l'inégale disponibilité des chercheurs qui préparent les tomes, l'inégalité difficulté pour rassembler les matériaux et pour comprendre les textes en profondeur, mais aussi le fait que le volume 1, en tant que premier de l'ensemble, se doit de contenir des éléments qui exigent un état d'avancement suffisant du reste de l'édition (il arrive même que ce volume 1 sorte le dernier !).
Pour des raisons qui importent peu ici, c'est le volume 6 de la Série I, Premiers textes de mécanique céleste, qui a été remis le premier à l'éditeur, et qui doit sortir incessamment. Mis au point par Michelle Chapront-Touzé, chercheur à l'Observatoire de Paris, il contient des écrits presque tous inédits (2) des années 1747-1749 traitant du problème des trois corps et de la théorie de la Lune. Ce tome, centré autour de la célèbre "crise newtonienne", c'est-à-dire des doutes provisoires des plus grands savants (Euler, Clairaut, D'Alembert) au sujet de la loi de la gravitation universelle, porte donc sur un moment capital de l'histoire des sciences. Il inclut en particulier une "théorie inédite de la Lune", dont l'existence même était oubliée ; il éclaire d'un jour particulier le processus compliqué de dépassement de la crise. En plus de l'explication détaillée des calculs et des enjeux scientifiques, M. Chapront a enrichi le volume d'une chronologie fine des découvertes et événements en rapport, d'un glossaire critique relatif aux termes techniques et à ceux dont le sens diffère entre le XVIIIe siècle et aujourd'hui, et de divers dossiers et documents annexes utiles à l'intelligibilité de l'ensemble.
Plutôt que de décrire en détail le contenu de l'ensemble, nous préférons montrer au lecteur "les éditeurs au travail" avec leurs angoisses, voire leurs questions insolubles. Nous allons donc donner, pour chacune des cinq séries, un exemple de problème épineux qui nous semble caractéristique des soucis qui nous animent.
Le Traité de dynamique est certainement l'ouvrage scientifique le plus célèbre de D'Alembert. Il a connu deux éditions du vivant de l'auteur (1743 et 1758) ; la seconde, augmentée d'un bon tiers, incorpore, à la demande de D'Alembert lui même, 62 notes de Bézout. Les quelques éditions françaises ultérieures ne sont que des réimpressions ; en revanche il existe une traduction allemande de 1899 par A. Korn et une traduction russe de 1950 par V.P. Egorchine, toutes deux annotées. Les textes de base sont facilement disponibles en bibliothèque et ne constituent donc pas un "scoop" comme le volume de mécanique céleste dont nous venons de parler.
L'ouvrage commence par une "préface" (terme de 1743) ou "discours préliminaire" (expression de 1758) : l'auteur y expose ses objectifs de façon assez claire, mais souvent subtile du point de vue métaphysique, ce qui en fait un texte dont l'interprétation peut se révéler plus délicate qu'on ne l'aurait cru a priori. Le corps du livre comporte deux parties : la première (plus courte) présente les principes et culmine sur ce que nous appelons maintenant "le principe de D'Alembert" qui permet, grossièrement dit, de ramener tout problème de dynamique à un problème de statique ; la seconde montre concrètement l'utilisation de ces principes sur un grand nombre de problèmes traités de façon détaillée, mais difficiles à saisir pour un lecteur moderne, en raison à la fois du style semi-archaïque de l'auteur et de son peu d'efforts pédagogiques.
Dès sa sortie en librairie, et même plus tôt dès sa présentation à l'Académie des sciences, le Traité de dynamique a fait événement, il a été discuté par les plus grands savants du moment. Par la suite il a inspiré tous les théoriciens de la mécanique de Lagrange à Mach et à Feynman, il a fait l'objet de travaux de philosophes et d'historiens des sciences en grand nombre. Paradoxalement, il n'a pas été lu d'un bout à l'autre par plus de trois ou quatre personnes en deux siècles et demi. Il s'agit pour nous d'abord de rendre ligne à ligne cet ouvrage compréhensible à un lecteur moderne, mais aussi de le faire "vivre", de le présenter comme élément d'un processus créatif individuel et collectif et non comme un objet "mort", achevé. Ceci est d'autant plus nécessaire que D'Alembert revient cent fois sur les lieux de ses crimes : en d'autres termes, même si l'on s'en tient à l'oeuvre du seul D'Alembert, le Traité de dynamique fait écho de façon non évidente à certains de ses mémoires antérieurs, il est aussi l'objet de commentaires de son auteur dans les mémoires les plus tardifs de ses Opuscules, y compris dans le volume encore inédit. Or, il est clair que, dans une édition critique et commentée, on doit faire apparaître en premier lieu non seulement nos commentaires mais d'abord ceux de l'auteur lui-même ! L'édition du Traité de dynamique doit donc être précédée d'une recherche concernant ce que nous pourrions appeler "le dossier complet" suivant :
Le volume 2 de la Série I, centré autour du Traité de dynamique, doit par conséquent renfermer, à titre de documents annexes, les rapports, comptes rendus, passages de correspondance, remarques, repères chronologiques, etc. propres à faire revivre l'élaboration et la diffusion du Traité et les débats qui les ont accompagnées.
Une édition des oeuvres effectivement complètes doit inclure les quelques 1700 articles de l'Encyclopédie attribués à D'Alembert. Nous nous heurtons ici à quelques autres problèmes épineux qui méritent un traitement à part.
En premier lieu, nous dira-t-on, quel intérêt y a-t-il à reproduire ces articles ? L'Encyclopédie est un tout, en extraire certains articles, c'est la mutiler ; d'autre part, des réimpressions en fac-similé, des éditions électroniques, sont accessibles en librairie et en bibliothèque ; les articles de D'Alembert sont signés par le sigle (O), donc facilement repérables.
Il n'est pas si simple de répondre à ces questions pertinentes pour les unes, mais dont d'autres n'ont que l'apparence du bon sens. Notons, pour commencer, qu'il n'existe aucune édition "critique et commentée" des articles de l'Encyclopédie. Il est donc utile, lorsque les documents existent pour cela, de comparer les articles de l'édition de Paris à ceux correspondants des éditions "étrangères", aux rééditions partielles nombreuses de choix d'articles (par exemple dans le Journal encyclopédique, du vivant même de D'Alembert), aux manuscrits de l'auteur (qui subsistent hélas rarement) ; presque toujours, les différences sont significatives et permettent de dévoiler un conflit, une hésitation de fond. En outre, les articles méritent des annotations : certes, D'Alembert les a rédigés de façon plus pédagogique que ses mémoires scientifiques, mais ils fourmillent d'allusions quelquefois délicates à élucider, les évocations bibliographiques sont vagues, les renvois à d?autres articles pas toujours cohérents.
Mais surtout deux raisons conduisent à élaborer des études particulières sans lesquelles le lecteur serait immanquablement trompé sur le sens des articles. La première tient au caractère totalement atypique de l'Encyclopédie Diderot-D'Alembert parmi toutes les autres encyclopédies existantes ; la seconde, à une stratégie de publication tout à fait originale de D'Alembert pour ses travaux scientifiques dans les décennies cinquante et soixante.
1. Nous avons suggéré de façon faussement naïve que l'attribution d'un article de l'Encyclopédie à D'Alembert se faisait sans ambiguité. C'est tout le contraire qui est vrai et d'ailleurs la notion même d'attribution pose problème. L'Encyclopédie est conçue au départ comme une traduction française de la Cyclopaedia (anglaise) de Chambers (1728) ; en principe chaque collaborateur dispose d'une traduction des articles de sa discipline et reçoit la mission de la conserver telle quelle, ou d'y faire des coupures, de l'enrichir de remarques, de la modifier, voire de la jeter et d'écrire un autre article. Donc, quelle que soit sa signature, un article est souvent un mixte entre des morceaux de la Cyclopaedia, des idées de l'auteur et des compilations éventuelles prises ici ou là.
90% des entrées signées par D'Alembert sont des articles de mathématiques ou de physique (bien que ce soient les 10% restants qui soient les plus célèbres et les plus réédités dans les morceaux choisis de l'Encyclopédie !). Or les éditeurs de l'Encyclopédie ont acheté des manuscrits de Formey traitant diverses questions de physique ; d'autre part, D'Alembert a allègrement pillé, comme on le faisait à l'époque et comme il le signale lui-même, les excellents Essais de physique de Musschenbroeck : une bonne moitié de cet ouvrage se trouve disséminée en feuilletons sous des termes plus ou moins inattendus, et éventuellement agrémentée de commentaires dalembertiens, sans que personne ne considère le grand physicien de Leyde comme un "auteur" de l'Encyclopédie. Il en résulte pour certains articles un véritable "charcutage" que seule une étude comparative approfondie peut élucider, c'est par exemple le cas pour l'article air (4).
En fait, la situation est encore beaucoup plus compliquée que ce que nous venons d'évoquer, parce qu'en outre il y a des erreurs de signature, des articles découpés en sous-articles dont certaines parties sont signées sans que l'on sache bien à quel sous-article ladite signature se réfère, des articles non signés mais facilement attribuables(5) ou au contraire sans indice bien clair, des entrées pour lesquelles la signature diffère entre l'édition de Paris et telle édition étrangère ou ultérieure, bien que le texte soit identique (6), etc.
Ce n'est pourtant pas tout ! En effet, D'Alembert n'est pas seulement un "auteur", c'est aussi le "co-éditeur" de l'Encyclopédie. A ce titre, d'une part il recrute des collaborateurs et les articles de ces derniers reflètent sans nul doute le cahier des charges qu'il leur fournit (et que nous ne connaissons pas exactement). D'autre part, en tant qu'éditeur, D'Alembert intervient à la marge (bien sûr sans le signaler) dans les articles des collaborateurs qu'il chapeaute : on en a quelques traces ténues dans les correspondances. Comment évaluer ces initiatives dans une édition qui se prétend d'"oeuvres complètes" ?
2. A partir de 1750, le conflictuel D'Alembert est en mauvais termes avec un grand nombre de ses pairs et il décide de ne publier pratiquement rien dans les volumes des Académies de Berlin et de Paris. Comment alors faire connaître ses recherches lorsqu'elles n'ont pas la dimension d'un traité ? Il adopte essentiellement deux stratégies successives. La première consiste à insérer ses compléments, ses règlements de comptes et querelles de priorité, précisément dans l'Encyclopédie (où il est parfaitement libre de ses mouvements), en jouant sur l'ordre alphabétique. En effet, comme cet ouvrage paraît au rythme approximatif d'un volume par an, correspondant en moyenne à une lettre de l'alphabet, on trouve toujours un terme du volume en cours où l'on peut inclure tel ou tel développement à propos d'un sujet un peu large : par exemple un conflit sur les fluides avec Euler ou Daniel Bernoulli peut bien avoir sa place à Air, Communication du mouvement, Eau, Fluide, Hydrodynamique, Pression, Résistance (des fluides), etc. si besoin est. La seconde stratégie, mise en oeuvre à partir de la décennie suivante, consiste à regrouper des mémoires sous le nom d'" opuscules mathématiques" et à les publier comme des livres et non comme des mémoires, c'est ce que nous verrons un peu plus bas. Ainsi donc, contrairement à tous les usages habituels des encyclopédies, les articles de D'Alembert peuvent osciller entre l'exposé de synthèse et le résultat de recherche rédigé de façon soit sereine soit polémique, selon les cas. On comprendra que toutes ces considérations ont même des retombées inattendues sur l'édition des séries I et III.
Il nous faut maintenant expliquer le mode principal d'expression scientifique de D'Alembert à partir de la décennie soixante. Contrairement à ce qui s'est souvent dit, et à ce qu'il a prétendu lui-même pendant ses phases dépressives et ses maladies, D'Alembert reste très productif en mathématiques au cours des vingt dernières années de sa vie : plus de 4000 pages et des innovations importantes par exemple sur les cordes vibrantes, sur la théorie des fluides, sur les probabilités, etc. Mais presque rien n'est publié sous forme de traité ou de mémoire "académique", l'essentiel tient dans neuf volumes dits "d'opuscules mathématiques" (dont un resté inédit à cause de la mort de l'auteur).
En voici la structure particulière. Au fil de ses lectures, des idées nouvelles qui lui viennent, des polémiques qu'il entretient avec ses nombreux adversaires, D'Alembert rédige des textes numérotés en "articles" (c'est-à-dire en paragraphes) ; ces textes dont la longueur est très variable (disons en général entre quelques pages et une centaine de pages) sont appelés "mémoires", ils peuvent être homogènes comme un mémoire usuel, ou formés d'une suite de remarques indépendantes sur un thème, ou même sur des domaines totalement déconnectés : dans ce dernier cas, le titre du mémoire est quelque chose comme "Recherches sur différens sujets". Lorsque le "tas" de mémoires accumulés depuis éventuellement quatre ou cinq ans atteint une taille suffisante, l'auteur les relit (et les relie), ajoute quelques remarques et appendices en particulier sur les mémoires les plus anciens, et porte le tout chez l'imprimeur. Quand l'ensemble est imprimé (mais non publié) (7), il le présente à l'Académie des sciences qui nomme des commissaires, lesquels donnent leur approbation au bout d'une ou deux semaines, et l'ouvrage peut sortir en librairie peu après, avec le privilège de l'Académie.
Cette stratégie de publication que D'Alembert peut se permettre, en raison de sa notoriété (8), l'autorise d'une part à ne solliciter qu'un jugement global du corps savant, et d'autre part, au moins pour les derniers mémoires et les additions finales, à gagner beaucoup de temps par rapport à l'insertion de mémoires dans les publications de l'Académie (9). Il peut ainsi régler un compte implicite ou très explicite vis-à-vis d'un Euler, d'un Clairaut, d'un Daniel Bernoulli ou d'un Boscovich, avec beaucoup plus d'indépendance et de liberté que s'il utilisait le circuit habituel ; il peut aussi en rester à une forme "semi-rédigée", c'est-à-dire se contenter de coucher sur le papier les idées "comme elles lui viennent" sans se livrer à un travail de synthèse, à une recomposition un peu plus construite et synthétique de ses intuitions : l'auteur l'explique lui-même à ses correspondants, par exemple à Lagrange. Il faut préciser également que D'Alembert écrit pour (et surtout contre) une petite dizaine de personnes au maximum, qu'il se moque éperdument de ce que comprendront les autres, et qu'il est obsédé par ses idées antérieures et ses querelles de priorité.
Le résultat est catastrophique pour le commun des lecteurs, surtout quand un mémoire porte un titre aussi alléchant et évocateur que " Eclaircissement sur un endroit du Tome I de mes Opuscules, pag. 244 " ou qu'il commence par quelque chose du genre : " Je supposerai, dans tout ce qu'on va lire, pour ne point répéter inutilement le discours & les figures, qu'on ait sous les yeux l'Ouvrage auquel se rapportent ces Additions... ". La substance effective d'un mémoire peut d'ailleurs, à l'intérieur du volume, se trouver éparpillée à quatre endroits différents : ledit mémoire, un supplément, un appendice ou des remarques de dernière minute, plus des errata. On comprendra donc cet extrait d'une lettre de Keralio à Frisi :
En revanche, le résultat devient très séduisant pour l'historien des sciences. En effet, cette méthode qui consiste à entasser les idées "comme elles lui viennent ", d'étaler ses doutes et objections, voire d'écrire un mémoire destiné à explicter ce qu'il ne comprend pas, nous fournit une source incomparable pour tenter de comprendre le cheminement de son travail créateur. Les produits finis, léchés, trop " lissés ", que publie n'importe quel autre auteur, y compris Euler ou Lagrange, ont pratiquement gommé la démarche de recherche.
Comment publier cela dans les Oeuvres complètes ? L'édition se doit d'être éclairante et lisible pour un public de scientifiques du XXIe siècle et, autant que faire se peut, pour un public le plus large possible. En même temps, il convient de respecter la démarche de l'auteur : il s'agit d'abord des Oeuvres complètes de D'Alembert et non des oeuvres de ses éditeurs actuels ! L'idée d'un regroupement thématique et d'une réorganisation des mémoires, peut-être tentante avant examen, doit être rejetée pour au moins trois raisons : toute classification par thèmes reconstitués a sa part d'arbitraire ; elle trahit, comme nous l'avons suggéré ci-dessus, la véritable démarche et la chronologie de D'Alembert ; elle ne respecte pas l'histoire des publications (en d'autres termes, les Opuscules ont été publiés sous forme de "livres" à des dates précises, ces livres ont été annoncés, commentés par la presse, lus ou feuilletés par des savants qui les ont annotés, critiqués, rien de cela ne doit disparaître). Une édition des Opuscules dans le même ordre et dans les mêmes désordres que les originaux simpose donc.
Nous proposons deux voies pour permettre au lecteur de s'y retrouver quand même. La première, c'est la confection d'un volume "0" de "mode d'emploi", tableaux de circulation entre les mémoires et sous-mémoires, chronologies de rédactions, études historiques thématiques, index, bibliographies cumulatives des textes cités explicitement ou allusivement par D'Alembert. La seconde, c'est de jouer sur le " double support" et de mettre en place pour l'édition électronique une palette de types d'appels possibles pour les mémoires et sous-mémoires : tels qu'ils ont été publiés en leur temps, par thèmes et sous-thèmes, par "filières" (ex. ceux qui font appel à des équations aux dérivées partielles), par ordre chronologique, par auteurs cités, etc. Bien entendu, tant l'édition imprimée que l'édition électronique seront enrichies de notes explicatives, en caractères plus petits, pour permettre au lecteur de s'y retrouver.
La série "littéraire", historique, philosophique, politique ou artistique présente des difficultés d'ordres tout à fait différents. Ne parlons pas ici des quelques inédits et limitons-nous aux écrits imprimés. Les textes sont lisibles pour tout public cultivé, ils n'offrent pas d?obstacles apparents de compréhension immédiate, D'Alembert est beaucoup plus clair quand il parle de la destruction des jésuites que de la précession des équinoxes. En outre, la plupart de ces textes ont été réédités de nombreuses fois au XIXe siècle, voire au XXe, en particulier dans les "Oeuvres". Les pièges sont ailleurs.
Les équations différentielles ou les irrégularités des mouvements de Saturne sont peu susceptibles d'inquiéter l'Eglise(10), le pouvoir royal et les Parlements ; dit autrement, les mémoires scientifiques sont peu assujettis à la censure. Il n'en est pas de même des écrits concernant la religion, l'âme, la morale ou la politique : par prudence ou par tradition, D'Alembert utilise alors souvent l'anonymat ou des tactiques de semi-clandestinité. En outre, les essais sur ces sujets sont populaires, ils peuvent être réédités soit pour "faire de l'argent", soit pour des raisons plus militantes, soit par des adversaires avec des modifications visant à les dénaturer. La difficulté pour s'y retrouver alors dans ces publications enchevêtrées est accrue par la quasi-absence de propriété intellectuelle (d'où résulte un pillage facile de tout auteur) et une tradition d'anonymat pour les articles de presse. L'historien doit ainsi faire son chemin dans ces broussailles littéraires.
Prenons un exemple : les Mélanges d'histoire, de littérature et de philosophie. D'Alembert en a publié un nombre d'éditions que nous n'avons pas encore déterminéexactement, et il n'est pas sûr que l'auteur lui-même ait su ce nombre ! Disons qu'il existe principalement trois éditions : la première en 1753 "à Berlin" juste après la première interdiction de l'Encyclopédie (2 tomes, environ 700 pages en tout) ; la seconde en 1759 "à Amsterdam" juste après la seconde interdiction de l'Encyclopédie, qui reprend enrichit et modifie la précédente (4 tomes, plus de 1700 pages) ; enfin un tome V de "supplément" en 1767 (plus de 600 pages). Il en existe d'autres, avec des petites variantes, des changements d'éditeurs, etc. ; les variantes sont souvent le résultat non d'une modification de détail mais de la gestion d'un conflit apparu lors des éditions précédentes.
Ces "Mélanges" ont une structure tout à fait chaotique : reprises avec ou sans modification de textes antérieurs (comme le "Discours préliminaire" de l'Encyclopédie), écrits entièrement nouveaux, textes nouveaux mais constitués en grande partie de "couper-coller" (comme l'Essai sur les élémens de philosophie), etc. Ils touchent tous les genres et thèmes possibles : sciences (probabilités et inoculation), religion, musique, histoire... On peut trouver des passages entiers qui ont donc été publiés du vivant de D'Alembert sept ou huit fois dans des cadres différents, par exemple en préface d'un traité, puis au sein d'un article de l'Encyclopédie, et dans les Mélanges (et chaque fois avec plusieurs éditions).
Distinguons, de façon encore plus particulière, deux morceaux des Mélanges :
Il est clair qu'une édition critique et commentée doit rendre compte de tout ce processus, l'expliquer, mais aussi éviter de noyer le lecteur sous un flot de fluctuations où l'essentiel et l'accessoire auraient le même statut. L'appel à des historiens du livre, à des spécialistes de la presse d'Ancien Régime, à des latinistes, en plus des chercheurs compétents sur les thèmes variés traités par D'Alembert s'impose donc. Et ici encore, l'édition à "double support" est nécessaire pour rendre compte de façon raisonnable de tous ces textes et de leurs impacts.
Les éditions de correspondances de savants, littérateurs ou hommes politiques du XVIIIe siècle constituent maintenant un genre bien balisé. On publie généralement les lettres "de" et "à" l'auteur (on dit la "correspondance active et passive"). Pour l'édition imprimée, deux présentations sont possibles : par correspondant (les lettres étant rangées chronologiquement pour chacun d'eux) ou de façon totalement chronologique. Pour D'Alembert, le second choix s'est vite imposé, d'une part parce que, les lettres étant en général assez bien datées, la vie quotidienne de l'auteur apparaît mieux ainsi, d'autre part parce que, pour les principaux correspondants (Voltaire, Lagrange, Frédéric II, etc.), il existe déjà des éditions rassemblant les lettres échangées. Pour l'édition électronique, la question se pose moins, puisqu'on peut établir un système d'indexation qui permette une interrogation selon des critères ou des chemins divers.
On se heurte évidemment à quelques problèmes classiques analogues chez tous les éditeurs de correspondances. Faut-il publier l'inventaire avant ou après les lettres elles-mêmes ? S'il est publié avant, cela permet une relation interactive meilleure avec les lecteurs... qui peuvent même retrouver des lettres oubliées ou inconnues ; s'il est publié après, cela permet de le rendre plus complet et plus précis : là aussi, l'édition électronique est d'un grand secours. Quelle ampleur donner aux notes explicatives et de contexte, afin d'être assez explicite mais sans étouffer les écrits originaux sous le commentaire ?
Nous voudrions signaler enfin une question importante dite "du troisième homme". Le premier homme c'est D'Alembert. Les seconds hommes ce sont ses correspondants directs. Le(s) troisième(s) homme(s) ce sont ceux qui parlent abondamment de lui dans des correspondances avec d'autres (lesquels peuvent d'ailleurs ou non être des correspondants de D'Alembert). La recherche des informations concernant D'Alembert dans les lettres de ses proches connus, comme Julie de Lespinasse, Condorcet ou Lagrange, peut se révéler longue, mais elle demeure facile. C'est tout autre chose pour des personnages plus obscurs et dont les correspondances sont inédites et souvent sans inventaire fiable. Ainsi, l'une des meilleures sources sur D'Alembert est-elle formée par les 120 lettres envoyées par Auguste de Keralio à son correspondant milanais Paolo Frisi. Il est bien sûr impossible de surcharger l'édition de ces 120 lettres et d?autres du même type, mais comment les utiliser ? Des éditions parallèles, des liens informatiques pourront y aider. Mais pour le moment, tant que n'existe pas un grand projet en réseau d'éditions informatisées avec indexations et utilisation de moteurs de recherche, on en restera au stade un peu artisanal, qui a son charme.
Les difficultés que nous avons un peu complaisamment étalées ci-dessus ne doivent pas décourager. La patience d'un travail de longue haleine, l'appel à des spécialistes divers, la confrontation avec des entreprises éditoriales analogues, les nouveaux moyens informatiques, ont déjà permis d'en surmonter un grand nombre. Et toute suggestion sera d'ailleurs la bienvenue.
Le lecteur regrettera peut-être à juste titre que cette petite présentation peu conventionnelle nous ait éloignés de l'équation des cordes vibrantes, du théorème fondamental de l'algèbre, de la règle un+1/un, du paradoxe de l'hydrodynamique, de la résolution de la précession des équinoxes et de quelques autres découvertes marquantes du mathématicien D'Alembert. Qu'il patiente : au rythme de trois volumes par an, l'édition s'étalera bien sur quinze ans, ce qui est fort peu pour ce type d'aventure ; il nous suffisait de faire monter le désir, bientôt viendront "les plus pures jouissances"(12).